Un décentrement salutaire

Entendons nous bien: je n'aime pas particulièrement les enfants. Ni les personnes agées. Les adolescents, je les trouve même franchement pénibles quand il m'est donné d'en croiser. Les gens qui ne comprennent rien aux règles, ça me pose vraiment problème; d'ailleurs, je crois que je déteste tout simplement expliquer les règles ou présenter des jeux. Je ne suis pas forcément sociable. Je n'aime pas faire la charité; les supposés bonnes actions c'est vraiment pas mon truc. Je me fiche de la mixité sociale ou disons que je trouve que c'est un concept plutôt douteux. Enfin, franchement, quand je ne suis pas au boulot, je ne vais pas chercher à faire du bénévolat à droite ou à gauche. Encore moins à gauche qu'à droite. Et surtout pas avec des gens. J'ai donné. On pourrait donc penser que ma participation à L'animation au Centre social [...] qui a lieu chaque année en décembre et qui réunit des enfants, des personnes agés, des joueurs de cartes, des adolescents bruyants, des gens pour qui les règles de Coloretto sont longues, des gamins qui ont une capacité de concentration de trente secondes, des joueurs qui ignorent absolument tout de Tric Trac et Uwe Rosenberg, tient d'un mélange de masochisme et de bonté d'âme. Le sacerdoce habituel des mecs qui s'engagent dans les associations en quelque sorte.

A trop rester entre soi, comme la dimension communautaire du monde du JDS nous y invite, on en oublie vite quelques fondamentaux. Le fait, par exemple, que le jeu c'est d'abord rencontrer l'autre, s'adapter à lui, son rythme, sa différence, ses envies. Le fait aussi que par confort, parce que tenter de lancer Le Havre le dimanche en famille c'est douloureusement décevant, nous avons a tendance à rester entre nous. Mais l'on néglige trop alors que l'entre-soi a quelque chose de mortifère et que, par ailleurs, il installe un rapport à l'Etranger assez douteux. On en viendrait même à oublier que notre périmètre familier, les Agricola et consorts, n'est en fait qu'une part infime du monde du jeu ainsi que du plaisir qu'on peut en retirer, et que la part restante, loin d'être négligeable, n'a rien de méprisable.

J'ai ainsi réalisé à cette occasion quel point on néglige la charge raciste contenue dans le terme "non-joueur" qui fleurit dans les forums, ainsi que dans le désir d'évangélisation qui lui est souvent accolé ("initier"/ "amener vers"/ "convaincre"/ "trouver des passerelles vers" le jeu de société moderne" et ainsi de suite, ad nauseam). La rencontre réelle avec ceux que l'on regroupe sous cette catégorie, qu'ils soient adultes ou enfants, vient nous rappeler qu'en fait ils sont curieux et avides de découvertes, pour peu qu'on explique correctement. Et puis, cela permet de rencontrer des gens qui ne sont pas blasés et qui s'engagent à fond dans les parties. C'est un plaisir simple, qui n'a rien à voir avec une bonne action ou une manière de remplir les caisses de l'association. C'est vraiment... plaisant. Bien plus, à mon sens, que les conversations tard dans la nuit à Cannes où les gens sont tout excités d'avoir "testé" un proto qui va sortir dans six mois...

Quelques souvenirs mémorables, comme ces parties de Sandwich avec des ados qui m'ont fait découvrir tout le potentiel du jeu. Ou encore du Gang of Four avec des anciens d'Algérie fans de cartes, très heureux, contrairement au stéréotype répandu, de faire autre chose que de la belote. Très habiles aussi à appréhender le changement de paradigme. Beaucoup plus curieux, en somme, que nous quand il s'agit de faire le chemin inverse vers les traditionnels. Qwirkle avec un couple qui m'a demandé où ils pouvaient se le procurer. La discussion avec les anciens du club d'échecs. Tout cela converge vers une vision du jeu qui s'éloigne du comptage de cubes et d'actions et qui le recentre sur une dimension relationnelle. Essentielle et pourtant tellement négligée parfois quand notre ambition se résume faire trois jeux (plutôt qu'un) dans une soirée.

13 commentaires
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16:08 28.11.2013
Vraiment un très bel article ! Bravo.
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17:04 28.11.2013
Excellent ! C'est tout à fait vrai, ce contraste entre le "club de joueurs" et l'animation publique. Pratiquant les deux depuis quelques années, je confirme avoir au moins autant de plaisir à partager le jeu avec des novices curieux qu'à me griller le neurone avec certains de mes potes "gros joueurs" sur la dernière nouveauté. Entendons nous bien, je ne dis pas que l'un ou l'autre suffit à me satisfaire : j'ai besoin des deux ! Je ne conçois pas de ne pas découvrir de nouveaux horizons, ni non plus de me priver de l'échange fabuleux qui peut se produire autour d'un Duplik ou d'un Ubongo...
Cet article est une belle lettre de motivation au sens propre pour les métiers de l'animation ludique publique. -
18:11 28.11.2013
Bravo!
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18:11 28.11.2013
Merci. Si c'est permis et si je trouve comment faire, je partage.
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19:56 28.11.2013
Content que ça vous plaise.
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20:50 28.11.2013
Merci, merci et encore merci.
Ce fut un grand moment.
De la belle écriture, de l'émotion, de l'information. -
21:34 28.11.2013
Afin de contraster avec ce qui se dit, je n'aime pas cet article.
Il est mignon tout plein, mais passe à côté de certaines réalités. -
06:55 29.11.2013
Je ne sais pas si c'est l"époque et le médias qui veulent ça, mais ce n'est pas la première fois que je me trouve devant une réponse de ce type: "je ne suis absolument pas d'accord". Point. Ce n'est pas un problème en soit, mais ce qui me gêne plus c'est que les personnes qui écrivent ça pensent que cela peut suffire, au mépris des règles de base d'un débat.
Pour contraster vraiment, et crois-bien que j'apprécie les contrastes, il serait quand même mieux d'exposer quelques arguments, non ? En plus tu as l'air d'avoir des choses intéressantes à dire. Sinon, on risque d'en rester au fait que je ne suis pas d'accord avec le fait que tu n'es pas d'accord, que d'autres sont d'accord avec toi ou avec moi, voire que je ne suis pas toujours d'accord avec moi. Et je ne crois pas que cela fera avancer le débat. [insérez ici un smiley qui sourit]. -
16:42 29.11.2013
Super article Damien, je suis passé à côté sur le site de l'asso mais franchement j'ai adoré.
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18:16 29.11.2013
Très intéressant comme article. Les "gros joueurs" comme nous ne constituent-ils pas une élite parmi les amateurs de jeux de société?
Pourquoi le joueur lambda n'aurait-il pas le droit de prendre son pied en faisant une partie de 1000 Bornes ou de Monopoly?
Comme vous le dites, le rôle des geeks que nous sommes (c'est clair que la plupart du public doit nous considérer comme tels) c'est de transmettre notre principale qualité : la curiosité.
Après tout, c'est grâce à elle que nous en sommes là. Les gens qui ne sont pas curieux passent à côté de beaucoup de choses. C'est une sorte de challenge en fait. Certes, il faut être persévérant et vaincre des préjugés tenaces, mais au final si la personne a éprouvé du plaisir et a envie d'en savoir plus alors on aura gagné un petit supplément d'âme. -
23:31 29.11.2013
Je ne sais pas si c'est l"époque et le médias qui veulent ça, mais ce n'est pas la première fois que je me trouve devant une réponse de ce type: "cette personne donne son avis sans aucun argument". Point. Ce n'est pas un problème en soit, mais ce qui me gêne plus c'est que les personnes qui écrivent ça pensent qu'on a pas le droit d'avoir un avis sans prouver pourquoi on a cet avis.
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17:25 30.11.2013
Cela me rappelle des souvenirs ! J'avais ramené une fois mon beau-père à une animation de quartier alors qu'il n'est pas joueur pour un rond : il y a que dans ce contexte que je l'ai vu s'amuser. il a animé un jeu sur une table de jeu comme un as; Merci.
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21:57 30.11.2013
Damien, je t'aime! Pardon, un élan euphorique pour te dire merci pour cet écrit
"Please accept my resignation. I don’t care to belong to any club that will have me as a member"